Jouant tour à tour des rôles de truand, de cow-boy, de gladiateur ou de soldat, producteur audacieux qui aura contribué à la disparition du vieil Hollywood, l’acteur est mort mercredi 5 février, à l’âge de 103 ans.
Par David B. Hauce
Une fossette au menton. Un détail, mais c’est celui qui vient à l’esprit quand on pense à Kirk Douglas, mort mercredi 5 février, à l’âge de 103 ans. L’acteur a beau avoir été une figure majeure du cinéma américain, l’une des dernières stars du vieil Hollywood et l’un des artisans de la disparition de ce système, un producteur audacieux, un écrivain de talent et surtout un comédien d’une force et d’un courage peu communs, c’est ce menton fendu, troublant – « Comment fais-tu pour raser ça ? », lui demandait Kim Novak dans Liaisons secrètes, de Richard Quine (1960) – qui surgit.
On peut aussi le prendre comme le signe des blessures et des mutilations qui affligent les personnages que Kirk Douglas a interprétés au long d’une carrière qui s’étend sur toute la seconde moitié du XXe siècle.
Amputé d’un doigt dans La Captive aux yeux clairs, de Howard Hawks (1952), d’une oreille dans La Vie passionnée de Vincent van Gogh, de Vincente Minnelli (1957), éborgné dans Les Vikings, de Richard Fleischer (1958), crucifié dans Spartacus, de Stanley Kubrick (1960), broyé par un camion dans L’Arrangement, d’Elia Kazan (1969), il n’a rien du héros triomphant à la John Wayne, figure ambivalente et complexe plutôt qu’icône américaine.
Son image publique de patriarche – il est le père de l’acteur Michael Douglas – s’est également fêlée après la mort par surdose d’un autre de ses fils, Eric, en 2004.
En 1996, un accident vasculaire cérébral qui handicape sévèrement son élocution n’avait pas suffi à l’éloigner définitivement des plateaux. Invité régulier des plus grands festivals de cinéma, Kirk Douglas était également une présence récurrente sur les rayons des librairies. Mémorialiste et romancier, plusieurs de ses livres – dont Le Fils du chiffonnier (Presses de la Renaissance, 1988), le premier tome de ses Mémoires – ont fait de longs séjours en tête des listes de best-sellers. Ces dernières années, il s’était distingué sur la Toile avec un blog d’une spontanéité inattendue chez un nonagénaire.
D’origine juive, venue de Biélorussie, la famille Danielovitch s’était fixée à Amsterdam, sur l’Hudson, au nord de l’Etat de New York. C’est là qu’Issur naît le 9 décembre 1916, unique frère des six filles de Herschel, un chiffonnier, et de Bryna. Son enfance est presque misérable, et il doit multiplier les petits travaux pour financer ses études.
A l’adolescence, il se découvre une vocation d’acteur et réussit à s’inscrire à l’université de St Lawrence. En butte à l’antisémitisme à chaque étape de son parcours, il devient l’une des vedettes de l’équipe de lutte, et suit bientôt les cours d’une école d’art dramatique de New York. Issur Danielovitch adopte le pseudonyme de Kirk Douglas et a pour condisciple Betty Joan Perske, la future Lauren Bacall. Lorsque les Etats-Unis entrent en guerre, le jeune homme s’engage dans la marine et est démobilisé pour blessure en 1944.
Devenue une star d’Hollywood, Lauren Bacall recommande son ami au producteur de la Warner, Hal B. Wallis, et Kirk Douglas fait ses débuts à l’écran, à 30 ans, dans L’Emprise du crime, de Lewis Milestone, en 1946.
Malgré son pouvoir de séduction, Kirk Douglas tient d’abord des rôles antipathiques, comme celui du truand qui poursuit Burt Lancaster de sa vengeance dans Pendez-moi haut et court (1947), de Jacques Tourneur, des « rôles de fils de pute », dira-t-il plus tard. Mais aussi des rôles de mâle imparfait, comme celui du mari soumis de Chaînes conjugales (1949), de Joseph Mankiewicz.
Bientôt, Kirk Douglas rencontre Vincente Minnelli, son réalisateur d’élection. En 1952, ils tournent ensemble Les Ensorcelés, représentation impitoyable et paroxystique de la magie noire du cinéma, qui corrompt et exalte. En 1956, c’est La Vie passionnée de Vincent Van Gogh, « le seul rôle dans lequel j’ai failli me perdre », avouera plus tard l’acteur. La violence de cette interprétation ne suffit pas à lui valoir l’Oscar 1957 du meilleur acteur qui, cette année-là, va à Yul Brynner pour Le Roi et moi (Walter Lang). Minnelli et Douglas se retrouvent une troisième fois pour Quinze jours ailleurs, en 1962.
Douglas a beau ne pas sacrifier aux techniques de l’Actors Studio que Marlon Brando et James Dean ont imposées à Hollywood, il s’engage à chaque fois dans ses rôles, quitte à se mettre en danger psychiquement ou physiquement. Il finit le tournage de La Captive aux yeux clairs (1952), le western bucolique d’Howard Hawks, avec une pneumonie. Et c’est bien lui qui danse sur les rames d’un drakkar en mouvement dans Les Vikings.
Ce goût du risque se traduit aussi par la création de sa société de production, Bryna, ainsi baptisée en l’honneur de sa mère. Cette indépendance lui permet de mettre en chantier des films qui s’éloignent de l’« entertainment » hollywoodien. Même Les Vikings, film à grand spectacle, dans lequel il a pour partenaire Tony Curtis, se distingue par les efforts des scénaristes et des décorateurs pour parvenir à un semblant de vérité historique. Kirk Douglas s’est réservé le rôle du barbare, un homme que ses appétits monstrueux mènent à sa perte.
Dans la foulée, il engage le jeune Stanley Kubrick pour réaliser Les Sentiers de la gloire, drame antimilitariste situé en 1917, dans lequel il incarne un colonel français chargé de défendre des soldats accusés de désertion. Le film restera interdit en France jusqu’en 1975. On est en 1957, Kirk Douglas, comme le montre une interview donnée au présentateur de télévision Mike Wallace, est une figure publique, appelée à se prononcer sur les grands sujets de l’heure. Il condamne publiquement le communisme et « tout ce qui peut mettre en péril l’American Way of Life ».
Trois ans plus tard, il met en chantier la production de Spartacus, fait renvoyer le réalisateur Anthony Mann, que Stanley Kubrick remplace. Outre sa place dans l’histoire du maccarthysme à Hollywood, Spartacus, durant le tournage, est aussi l’occasion de querelles incessantes. L’une des vedettes de cette distribution très britannique (on y trouve également Laurence Olivier, Jean Simmons et Peter Ustinov), Charles Laughton, qui déteste le scénario, menace Kirk Douglas d’un procès et Stanley Kubrick n’adresse plus la parole à son directeur de la photographie, Russell Metty. L’aventure se termine par une brouille entre Kirk Douglas et le futur réalisateur de Docteur Folamour (1964), qualifié par son producteur et interprète d’« incroyablement intelligent, mais si froid ». Spartacus sera d’ailleurs la dernière production majeure de la société Bryna.
Le début des années 1960 est moins fructueux. On le voit dans des films à grand spectacle, comme Paris brûle-t-il ? (1966), de René Clément, dans des westerns aux côtés de John Wayne (La Caravane de feu, 1967, de Burt Kennedy) ou de Robert Mitchum (La Route de l’Ouest, 1967, d’Andrew McLaglen). En 1970, Kirk Douglas renoue une dernière fois avec des cinéastes de premier plan. Le Reptile (1970), de Joseph Mankiewicz, est le premier western de l’auteur d’Eve, et oppose Kirk Douglas, dans le rôle d’un escroc amoral, à Henry Fonda, qui joue un directeur de prison. C’est aussi l’année de L’Arrangement, de Kazan.
L’auteur de Sur les quais adapte son propre roman pour tirer le portrait d’une Amérique à la dérive. Kirk Douglas attribue sa prestance et son arrogance à un cadre supérieur, responsable d’une campagne publicitaire particulièrement réussie, qui voit sa vie se défaire après avoir succombé aux charmes d’une femme plus jeune que lui (Faye Dunaway), incarnation de la nouvelle Amérique, surgie des mouvements des années 1960. Une fois de plus, Douglas apporte son engagement, sa force d’expression – il n’est pas et n’a jamais été le plus nuancé des acteurs – à ce rôle qui est comme un bilan de carrière. Mécontent de la fin qu’a retenue Kazan, il va jusqu’à remonter le film, mais c’est la version du réalisateur qui sera distribuée.
La fin du parcours de Kirk Douglas sur le grand écran s’étend sur plusieurs décennies. Il croise le chemin de Brian De Palma (Furie, en 1978), renoue avec Burt Lancaster, qui avait été à quatre reprises son partenaire à leurs débuts, pour Coup double, de Jeff Kanew, en 1986. En 2003, Une si belle famille (Fred Schepisi) lui permet de partager l’affiche avec son fils Michael et son petit-fils Cameron.
Ces films n’ajoutent rien à sa gloire, qui reste immense. D’abord, parce que le succès de son fils Michael Douglas, rendu célèbre par le feuilleton télévisé Les Rues de San Francisco (1972-1976) et devenu une star avec A la poursuite du diamant vert (1984), Wall Street (1987) et Liaison fatale (1987), rejaillit sur le père. Ensuite, parce que Kirk Douglas est devenu un auteur à succès. Il publie Le Fils du chiffonnier, en 1988. Best-seller aux Etats-Unis, le livre est traduit dans le monde entier. Douglas y raconte son enfance misérable, ses amours, ses combats artistiques et politiques.
En 1991, il échappe à la mort lors d’un accident d’hélicoptère qui provoque chez lui un retour à la foi juive, un cheminement qu’il décrira dans d’autres livres, En gravissant la montagne (l’Archipel, 1999) et J’ai croisé la chance par accident (Michel Lafon, 2002). Il y évoque aussi les efforts, en grande partie couronnés de succès, qu’il a faits pour recouvrer la parole à la suite de son attaque cérébrale.
Les Festivals de Venise et de Berlin lui rendent hommage, il reçoit enfin un Oscar pour l’ensemble de sa carrière, en 1996. En 2007, à l’occasion de la parution d’un nouveau livre, Let’s Face It (non traduit), il ouvre une page sur le réseau social myspace puis un blog.