Six mois après avoir marqué la cérémonie du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale avec son interprétation de Blewu, empruntée à Bella Bellow, devant un parterre impressionnant de chefs d’État réunis sous l’Arc de Triomphe à Paris, la Béninoise Angélique Kidjo consacre son nouvel album à la chanteuse cubaine Celia Cruz, l’un de ses modèles dont elle cherche à souligner la part d’Afrique.
D’un côté, celle qui fait toujours figure d’éternelle reine de la salsa, seize ans après sa disparition. De l’autre, l’une des chanteuses ambassadrices les plus emblématiques et les plus écoutées du continent africain aujourd’hui. Entre ces deux femmes, des liens que les plus avisés ont décelé depuis fort longtemps. D’Angélique Kidjo, le producteur cubain Joe Galdo, qui avait produit son album Logozo, disait déjà en 1993 dans les colonnes du magazine américain The Beat dont elle faisait la une : « La première fois que je l’ai entendue, elle m’a fait penser à une jeune Celia Cruz. » Et pour cause.
A ses copines incrédules qui l’avaient accompagnée au concert donné par le Dominicain Johnny Pacheco et sa bande de salseros à Cotonou, dans les années 70, la jeune Angélique avait lancé un pari : « Si c’est une nana qui chante, vous allez faire mes devoirs pendant six mois. » Quelques instants plus tard, quand Celia Cruz qui avait rejoint Fania All Stars en 1974, arrive au micro et lance son célèbre Azucar, elle sait non seulement qu’elle a gagné, mais surtout obtient la preuve que la musique latino alors en vogue peut se conjuguer au féminin, bien que largement dominée par les hommes. Le détail est loin d’être anecdotique ; l’adolescente béninoise en tire la leçon que « quand on est une femme, on peut tout faire » – et non être cantonnée à un rôle déterminé, ce qui allait encore moins de soi à l’époque qu’actuellement.
Chez la tourbillonnante Angélique Kidjo, dont le propos aussi passionné que drolatique semble la mener à deux doigts de l’ébullition, les actes posés ont un sens. Toujours. L’auteure de La Voix est le miroir de l’âme. Mémoires d’une diva engagée, son autobiographie parue en 2017, a eu l’envie de revenir vers l’œuvre de Celia Cruz au moment où elle effectuait la tournée Sing The Truth en hommage à Nina Simone, en compagnie des Américaines Lizz Wright et Dianne Reeves. « On s’est mises à parler des femmes qui nous ont donné la force de continuer à rêver que l’on avait notre place dans ce métier », se souvient-elle.
L’hommage prend d’abord forme sur scène outre-Atlantique, en 2016, lors du festival Celebrate Brooklyn. « J’avais envie de voir comment le public réagissait avant de m’attaquer à un monument », justifie-t-elle. Les retours sont dithyrambiques, et l’idée d’un album se matérialise, en parallèle du spectacle Tribute to Salsa que la Béninoise installée de longue date à New York propose à travers le monde.
Les deux projets n’ont toutefois pas la même optique. En studio, avec le musicien martiniquais David Donatien (Pygmalion de la chanteuse folk Yaël Naïm) qui endosse ici le rôle de producteur, elle choisit de « prendre Celia et de la ramener en Afrique, à ses origines ». Pour l’aider dans son entreprise, elle peut compter sur le flamboyant guitariste togolais Amen Viana tandis que ses compatriotes béninois de la fanfare du Gangbé Brass Band apportent leur touche en particulier sur le classique La Vida es un Carnaval, avec des cuivres évoquant ce que le Togolais Peter Solo de Vaudou Game nomme « la gamme vaudou ».
Le vétéran nigérian Tony Allen (78 ans !), batteur du groupe Africa’70 de Fela et référence de l’afrobeat, se charge de faire écho à sa culture yoruba, héritée de sa mère et si présente sur la terre natale de Celia. « Pour que l’esclavage soit aussi raconté par la musique », précise la chanteuse qui a consacré au tournant du siècle une trilogie à ce sujet avec les albums Oremi, Black Ivory Soul et Oyaya. « C’est important pour moi de faire comprendre que si je fais de la musique, c’est pour raconter une histoire de notre humanité. La musique nous rappelle constamment que nous ne sommes pas si différents que ça », insiste cette infatigable militante qui se rêvait avocate des droits de l’homme, et dont on connaît aussi l’admiration pour la Sud-Africaine Miriam Makeba longtemps exilée pour des raisons politiques, tout comme Celia Cruz.
Parmi les dix chansons empruntées au répertoire de la reine de la salsa, parfois en remontant dans sa carrière jusqu’aux années 50, il y a notamment Quimbara avec laquelle la Béninoise a une relation singulière, pour l’avoir interprétée sur scène à Paris avec celle qui l’a popularisée. C’était leur première rencontre. « Elle ne me connaissait pas et m’a accueilli dans sa loge en m’appelant sa ‘sœur africaine' », rapporte-t-elle, reconnaissant volontiers qu’elle aurait aimé enregistrer un duo, mais n’a jamais osé lui demander.
« C’est l’histoire de ma vie : je voulais travailler avec Aretha Franklin et on n’a pas eu le temps de le faire ; j’étais en contact avec Miles Davis avant qu’il ne meure pour collaborer ensemble, mais ça ne s’est pas concrétisé… Quand il s’agit de musique, je ne suis jamais en train de forcer les choses. Il faut que je puisse porter ce que je fais, que je sois dans la vérité totale, et pas seulement parce qu’on me le demande », philosophe Angélique. Une ligne de conduite à son image, et qui confère force et légitimité à chacun des projets dans lesquels elle s’investit. Tout en convictions.
Source: rfi music