Le premier ministre, Elyes Fakhfakh, a obtenu la confiance du Parlement pour le gouvernement proposé après des semaines d’intenses négociations.
Par Maurice Duteil
Après quatre mois et demi de confusion, la Tunisie a enfin un gouvernement. L’équipe d’une trentaine de ministres menée par Elyes Fakhfakh, un social-démocrate, a obtenu dans la nuit de mercredi 26 au jeudi 27 février, à Tunis, la confiance de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) par 129 voix contre 77. Au regard des négociations entre partis qui avaient précédé, le résultat n’est pas une surprise. Mais quelle sera la pérennité de cette alliance scellée autour de M. Fahkfakh entre Ennahda (islamo-conservateur) et deux autres formations plus ancrées à gauche, le Courant démocrate et le Mouvement du peuple ?
Ennahda, arrivé en tête à l’issue des élections législatives du 6 octobre 2019 sans toutefois disposer d’une majorité absolue (54 députés sur 217), n’a pas été en mesure de jouer le rôle pivot sur la scène politique auquel il prétendait. Sa tentative d’installer à la tête du gouvernement un homme de son choix, Habib Jemli, avait échoué le 11 janvier à recueillir un vote favorable de l’ARP.
Ce désaveu avait conduit Kaïs Saïed, le chef de l’Etat, à s’impliquer davantage dans le processus de formation du gouvernement.
Agé de 47 ans, M. Fakhfakh, ex-cadre chez Total, est le huitième chef de gouvernement en Tunisie depuis le »printemps » de 2011 qui avait renversé la dictature de Zine El-Abbidine Ben Ali. Dans son allocution mercredi devant l’ARP, il a énuméré les défis qui l’attendent : criminalité, chômage, dette ou encore sécheresse.
Avec une fougue inaccoutumée au Parlement, il a insisté sur l’importance d’un « nouveau contrat » social et politique.
Pour ce faire, il devra composer avec une équipe bigarrée de politiques, fonctionnaires et militants, »incohérente » selon ses détracteurs. Comment concilier en effet un ministre du commerce issu d’un parti souverainiste et panarabiste avec un ministre libéral chargé de la coopération internationale ?
Outre la cohérence, l’autre défi sera la solidarité de ses membres. Ainsi, les élus d’Ennahda, bien qu’ayant voté en faveur de ce gouvernement, n’ont cessé de critiquer sa composition. Ils tenaient absolument à y intégrer Qalb Tounès ( »au cœur de la Tunisie »), le parti dirigé par le controversé magnat de la télévision Nabil Karoui – poursuivi par la justice tunisienne pour »blanchiment d’argent » – qui dispose du troisième groupe parlementaire à l’ARP.
La présence de Qalb Tounès au gouvernement aurait désenclavé Ennahda, lui donnant plus de poids face à une tendance sociale-démocrate dominante et favorisée par le chef de l’Etat. Le parti se serait senti moins isolé avec un allié familier qui a hérité des réseaux du parti Nida Tounès, fondé par l’ancien président Béji Caïd Essebsi, décédé à l’été 2019. Ce dernier avait scellé avec Ennahda un compromis historique visant à résorber le schisme de 2013 entre islamistes et anti-islamistes. Mais M. Fakhfakh a opposé une fin de non-recevoir aux demandes formulées par Ennahda.
Le nouvel exécutif tunisien débute ainsi son mandat dans un climat de tensions entre les trois principales figures de l’Etat : le palais présidentiel, la présidence du Parlement et le chef de gouvernement. La situation n’a été débloquée qu’en raison de la menace de dissolution de l’Assemblée brandie par Kaïs Saïed. Lundi 17 février, Constitution en main, le président, intransigeant, faisait la leçon à Rached Ghannouchi, qui cumule la présidence de l’Assemblée et celle de son parti Ennahda. »Nous n’allons pas laisser le fonctionnement interne d’un parti prévaloir sur le fonctionnement des institutions de l’Etat », avait tancé M. Saïed dans une allusion aux vives tensions internes auxquelles est confronté le parti islamo-conservateur. Un tel rappel à l’ordre en forme d’« humiliation », selon le mot de Mohamed Larbi Jelassi, élu du Courant démocrate (parti de la coalition), ne peut provoquer que des rancœurs.
A ce contexte de tensions entre la présidence de la République et le parti Ennahda s’ajoutent les difficultés que chacun doit affronter dans ses propres rangs. Kaïs Saïed est critiqué pour son manque de tact et une absence de stratégie depuis son élection le 13 octobre à la magistrature suprême. Son chef de cabinet a démissionné quelques semaines après son arrivée au palais de Carthage. Dépourvu de parti et de réseaux, le chef de l’Etat peine à constituer son équipe et souffre d’une communication titubante. Il cherche encore ses marques.
De son côté, Ennahda est confronté à la difficile perspective de la succession de son fondateur et chef historique, Rached Ghannouchi, 78 ans, qui ne pourra plus se présenter à la direction du mouvement. Un congrès du parti est censé se tenir en mai, mais aucune préparation n’a véritablement été commencée. Pis, les démissions du secrétaire général du parti, Zied Ladhari, et de jeunes cadres laissent présager une hémorragie. « D’autres suivront », affirme Abdelhamid Jelassi, membre de la choura (assemblée) du parti et ex-vice président. Ce militant historique, qui a payé son appartenance au parti de dix-sept ans de prison sous Ben Ali, craint l’émiettement.
Le nouveau chef de gouvernement, Elyes Fakhafakh, pourrait bien faire les frais de ce paysage politique brouillé. La motion de censure est à portée de main : Ennahda, ses satellites ainsi que le parti Qalb Tounès pourraient s’allier pour l’adopter. Cette épée de Damoclès pourrait toutefois constituer un aiguillon utile pour l’équipe de M. Fakhfakh. « La plupart des ministres jouent leur avenir politique et savent qu’une autre majorité est en embuscade, souligne Mohamed Larbi Jelassi. Ils doivent faire leurs preuves et vite. »