Cet artisanat vieux de 3500 av. J.-C., transmis par des générations de femmes, a été inscrit au Patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco fin 2018.
Par Maurice Duteil
La journaliste Caroline Nelly Perrot et le photographe Fethi Belaid, sont partis à Sejnane rencontrer Sabiha Ayari et ces potières tunisiennes qui maîtrisent un savoir-faire vieux de 3500 av. J.-C et assurent la pérennité d’objets d’une beauté indémodable. Un patrimoine ancestral inscrit au Patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco fin 2018.
Sabiha Ayari est une quinquagénaire, potière reconnue. La finesse de ses poteries est très appréciée. Elle lui permet de recevoir des commandes régulières.
Cette célibataire ne sait ni lire ni écrire autre chose que le nom qu’elle bâtonne sous ses œuvres. Mais son activité lui permet de recevoir un vrai salaire et de pouvoir faire vivre ses proches. Parmi les centaines de potières des vallons verdoyants de la région, rares sont celles qui vivent de leur travail : c’est avant tout un revenu d’appoint.
Sabiha Ayari travaille dans des conditions ardues. Elle bêche et tire du sol un seau d’argile grise dans laquelle elle façonne pots, plats ou poupées.
abiha, qui n’a pas d’enfant, a formé sa belle-sœur Khadija et plusieurs potières de la région. Elle compte transmettre son art à la future épouse de son neveu, qui doit quitter l’usine pour s’installer à la ferme après son mariage. Elle veut que toutes ses techniques restent dans la famille. La potière pense que Khadija « sera plus libre (et qu’) elle aura plus de dignité », mais cette dernière s’inquiète : « C’est un travail de passionnée, on ne peut pas te forcer, il faut de la volonté. »
Assise dans un appentis sommaire avec vue sur les champs familiaux, Sabiha Ayari passe le plus clair de son temps à modeler des ustensiles mais aussi des tortues et des chevaux stylisés. « Ce sont des motifs berbères, les mêmes que l’on trouve sur les vêtements ou les tatouages traditionnels », explique-t-elle.
Elle travaille un mélange d’argile et de briques concassées foulé par sa belle-sœur : les briques – l’une des rares touches de modernité dans le procédé – remplacent les débris de pots cassés qu’on ajoutait autrefois pour consolider l’argile crue.
Après quelques jours de séchage, les deux femmes enduisent les poteries d’une fine couche d’argile blanche. Et certaines sont ornées de motifs dessinés avec une terre rouge ocre. La maman de Sabiha vient parfois s’accroupir à leurs côtés, pour polir les plats, à l’aide d’un simple coquillage aussi usé que ses mains, lissant la terre plusieurs fois pour obtenir l’aspect vernissé. Pas d’outil sophistiqué, ni de four : Une pièce de moteur sert de base de travail, une semelle de chaussure suffit à modeler les pièces, un bâton à dessiner les motifs. La cuisson se fait sur un foyer ouvert nourri de bouses séchées et d’écorces, donnant aux pièces leurs couleurs irrégulières.
Les argiles blanches ou rouges sont récoltées dans les collines de cette région agricole située à 2h30 à l’ouest de Tunis. Pour décorer les pots, les femmes cueillent et pilent des feuilles de lentisque, jusqu’à obtenir un liquide appliqué au bâton après une première cuisson. Les dessins verdâtres deviendront noirs au contact de la chaleur.
« C’est comme ça qu’on fabriquait tous les ustensiles de cuisine quand j’étais petite », explique Sabiha qui montre fièrement une vaste jarre modelée par sa grand-mère. « On ne se rendait pas compte de la valeur de ces objets. » D’autres plus anciens ont été réduits en miettes pour en fabriquer de nouveaux.
Mais lorsque les biens de grande consommation ont fait leur apparition dans les campagnes tunisiennes à la fin des années 70, la fabrication de vaisselle maison a perdu sa raison d’être. Pour pouvoir continuer d’exercer leur savoir-faire, « les artisanes ont su s’adapter au changement des modes de vie, faisant passer leur production de l’utilitaire au décoratif », précise un chercheur en patrimoine, Naceur Baklouti.
Les potières ont alors installé de petites échoppes le long de la route pour y faire commerce de leurs créations, souvent décoratives. Et certaines ont été invitées dans des ventes artisanales à Tunis, puis en Europe. « Je suis une ambassadrice de la Tunisie », déclare fièrement Sabiha.
Mais selon elle, cette tradition pourrait être en danger car les vocations manquent parmi la jeune génération. L’apprentissage et la fabrication prennent beaucoup de temps, or « les jeunes veulent aller vite », souligne-t-elle. Elle regrette que certaines de ses voisines ne prennent pas le temps pour trouver de la terre noble, achètent de l’encre noire au lieu de piler des lentisques, ou du vernis chimique pour éviter l’étape de polissage. « Cela porte préjudice à l’ensemble des potières », avertit-elle.
Pour éviter que les poteries de Sejnane ne soient victimes de leur succès, et pour protéger et transmettre le savoir-faire local et les techniques ancestrales, un complexe de plusieurs hectares est en projet à Sejnane, rassemblant un musée et un centre de formation.