La Cour d’Arusha se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins et la poursuite du bras de fer engagé avec certains États pourrait nuire à sa légitimité.
Par Maurice Duteil
Les critiques récurrentes émises à l’encontre de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) ne sont pas près de s’apaiser après les décisions récentes rendues par le bras judiciaire de l’Union africaine. En quelques jours, la CADHP a rendu coup sur coup deux arrêts – le premier daté du 27 novembre et le second, du 4 décembre – par lesquels elle exhorte la République du Bénin à abroger la loi du 7 novembre 2019 portant révision de la Constitution béninoise de 1990.
Les deux arrêts ordonnent en effet aux autorités béninoises de procéder avant l’échéance présidentielle d’avril 2021, au motif que la loi de révision aurait violé le principe de consensus national garanti par l’article 10 (2) de la Charte africaine sur la démocratie, les élections et la gouvernance (CADEG). D’initiative parlementaire et adoptée à l’unanimité des députés, la loi du 7 novembre 2019 a notamment précisé les règles relatives à la limitation du nombre de mandats présidentiels, donné un cadre au financement de la vie politique et constitutionnalisé l’existence et les compétences de la Cour des comptes. Au regard de l’ampleur de cette révision constitutionnelle, la position de la CADHP ne peut qu’interroger.
Si ces deux arrêts ne seront pas suivis d’effets en l’absence de moyens coercitifs reconnus à la CADHP, ils semblent témoigner de sa détermination à poursuivre un bras de fer, engagé il y a plusieurs mois, avec certains États, tels que la Côte d’Ivoire et le Bénin. Ses récentes décisions font suite aux notifications successives des autorités béninoises et ivoiriennes de leur désengagement du protocole additionnel reconnaissant la compétence de la Cour pour recevoir et examiner les requêtes présentées par leurs ressortissants ou des ONG.
En avril dernier, la Côte d’Ivoire avait en effet signifié le retrait de sa déclaration en réaction à la décision de la CADHP ordonnant la suspension du mandat d’arrêt lancé contre l’ancien prémier ministre Guillaume Soro. Cette annonce survenait quelques semaines après celle du Bénin en réaction à l’ordonnance rendue par la Cour dans un litige de nature commerciale qui avait déjà suscité des interrogations sur l’interprétation de la Cour quant à ses propres compétences. Ce litige entre deux opérateurs privés béninois faisait l’objet d’une procédure juridictionnelle concomitante devant la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (CCJA) de l’Ohada – seule compétente en la matière – qui a rendu une décision le 26 novembre désavouant la CADHP sur le fond.
La question des compétences de la CADHP se pose avec davantage d’acuité depuis qu’elle prétend investir le champ politique au risque d’omettre que le multilatéralisme, duquel elle procède, ne peut être fondé que sur le respect de la souveraineté des États. Or, après avoir enjoint aux autorités béninoises par une ordonnance du 17 avril la suspension de l’élection des conseillers municipaux et communaux prévue pour le 17 mai dans l’attente de l’arrêt définitif rendu ce 4 décembre, la CADHP conteste cette fois la validité de la révision du pacte fondamental béninois qu’est la Constitution. La loi de révision du 7 novembre 2019 a pourtant été jugée conforme à la Constitution par la décision du 6 novembre 2019 rendue par la Cour constitutionnelle du Bénin dont les décisions sont insusceptibles de recours, comme le sont les décisions de toutes les cours constitutionnelles.
Comme c’est la règle en démocratie, la nécessité et les conditions de la révision constitutionnelle béninoise de 2019 peuvent faire l’objet d’un débat politique. Mais on peut légitimement s’étonner que l’organe juridictionnel de l’Union africaine s’engage dans une contestation politique de cette révision au prix d’arguments juridiques audacieux, voire incertains. La Cour d’Arusha semble se trouver aujourd’hui à la croisée des chemins et la poursuite d’un tel bras de fer pourrait engager sa crédibilité et nuire à sa légitimité.
Les désengagements successifs béninois et ivoirien, qui prendront effet dans quelques semaines, portent un coup sérieux à une juridiction déjà marquée par les retraits du Rwanda en 2016 (en réaction à l’examen par la Cour de la requête d’un ancien sénateur condamné par contumace pour sa participation au génocide) et de la Tanzanie en 2019, peu après que la Cour ait ordonné à son gouvernement de supprimer du Code pénal l’application automatique de la peine de mort aux accusés reconnus coupables de meurtre. À tel point qu’on ne compte plus que six États africains l’estimant compétente pour recevoir les requêtes émanant de citoyens ou d’ONG, limitant un peu plus le champ d’activité d’une Cour déjà décriée et dont l’avenir pourrait définitivement être remis en cause par le projet de fusion avec la Cour de justice de l’Union africaine.